Quoi qu’il s’en défende (mollement), Joël Alessandra (auteur aquarello-bourlingueur) a toujours mis beaucoup de sa personne et de son histoire dans ses personnages de BD. Le héros dessinateur de « Escales en femmes inconnues », le Tom en mission culturelle à Djibouti dans « Fikrie », ou encore un autre Tom, prof d’arts plastiques parti pour une « Errance en Mer Rouge » de toute beauté, tous ont une forte dose d’Alessandra en eux, malgré la part romancée de ces œuvres de fiction. Avec « Petit-fils d’Algérie » (chez Casterman), Alessandra sort de la fiction. Habitué des carnets de voyage, il nous livre ici, sous forme de bande dessinée, son carnet le plus personnel, voire le plus intime. N’ayant eu que des traces orales de l’Histoire de sa famille, italiens immigrés en Algérie puis naturalisés et rapatriés en France avec les autres « pieds-noirs », Joël a, en 2014, décidé de sauter le pas et d’aller voir directement sur place, à Constantine, la trace que ses ancêtres, entrepreneurs et architectes renommés, ont laissée à la fois sur la ville et sur ses habitants. Joël est le premier surpris d’être accueilli « comme un Alessandra », et c’est pas rien ! Il visite les immeubles conçus et construits par son grand-père, un grand cinéma majestueux, un immeuble d’habitation, un hôpital… puis il est invité à visiter la grande maison où toute la famille, élargie à la famille de la nounou, habitait sereinement avant les événements. En fait de voyage, Joël Alessandra se contente cette fois de traverser la Méditerranée, mais c’est surtout un voyage temporel, avec sa part d’incertitude et de crainte sur ce qu’il va découvrir sur ses ancêtres dans un contexte (la guerre d’Algérie, les accords d’Évian, la « trahison » de De Gaulle) où les pieds-noirs ont été tout sauf chevaleresques envers les autochtones. Le lecteur, au milieu de tout cela, se sent pendant un moment un peu voyeur : les prénoms et noms de famille, les visages, les lieux, les faits sont réels à 100%… et ça ne nous regarde pas. Mais après quelques dizaines de pages, c’est la volonté d’en savoir plus qui prend le dessus, comme de se dire : « après tout, le gars Joël a publié ce bouquin, c’est qu’il veut nous raconter ça. Laissons-le faire ». Et on aurait tort de laisser le malaise se prolonger, rien que pour le délice visuel que représente cet épais album où l’auteur nous gratifie des aquarelles dont il a le secret et dont on ne se lasse jamais (bien qu’elles eussent mérité un peu plus de luminosité à l’impression). La narration également est particulièrement soignée, en grande partie en voix off très bien écrite, et on y sent, comme il se doit, une implication et une sensibilité à un degré supérieur. Pédagogiquement, on a droit à quelques passages historiques qui n’échappent pas à quelques clichés (voix off, couleurs marron-sépia) et pour lesquels il faut être particulièrement réceptif. Pour autant, rien n’est innocent ni gratuit, et tout converge vers l’auteur, sa famille, et la quête de ses racines. Quand il referme ce bouquin, le lecteur se sent moins bête qu’avant, mais surtout flatté d’avoir été invité à voyager en compagnie de l’auteur sur les traces de ses ancêtres. |
Moi aussi je suis un petit-fils d’Algérie, et plutôt un fils d’Algérie car j’y suis né en 1961 quelques mois avant l’exode des pieds noirs sommés de choisir entre « la valise ou le cercueil ». Je suis même né à Constantine, la ville dans laquelle Joël Alessandra essaye de retrouver les traces de son passé familial. Vous comprendrez donc que j’ai été particulièrement impatient de découvrir un album dont le sujet me touche tant. Précisons au préalable que cette histoire complète (un "one shot" en bon francaoui - pardon : en bon français) nous est livrée par Casterman en un bel album d’un format un peu plus petit que la moyenne. La couverture est très soignée, particulièrement bien réussie à mon goût. Alors « Petit-fils d’Algérie » c’est quoi ? Eh bien Joël Alessandra, fils de pieds noirs, né à Marseille, a enfin l’occasion de réaliser un vieux rêve : partir à la découverte de Constantine, cette grande ville de l’est algérien, berceau de sa famille. Il va pouvoir mettre ses pas dans ceux de ses parents, grands-parents, oncles et tantes… et tenter de retrouver les lieux où ils ont vécu, voir de ses yeux ces endroits dont il a tant entendu parler mais qu’il ne connaît pas. Il va même essayer de trouver réponse à une question bien dérangeante. L’émotion a été au rendez-vous, c’est évident. L’auteur nous la fait partager au gré de ses marches dans les rues de Constantine, des découvertes et des rencontres marquantes. Il nous entraîne dans le dédale des ruelles, flâne dans les places et les souks, découvre les monuments anciens ou récents, il retrouve les immeubles bâtis par sa famille et remarque par moment la quasi-inexistence des femmes dans la société algérienne… Quant à la situation ubuesque de l’ancien cinéma ABC, qu’en dire si ce n’est qu’elle pourrait parfaitement se situer en France, tant notre société moderne et évoluée adore elle aussi les imbroglios administratifs ! Nulle trace d’aventure dans le récit de Joël Alessandra mais on ne s’ennuie pas pour autant. Il y a du rythme, oriental certes, mais on avance à bon pas dans un mélange de passé et de présent, on partage les surprises et les joies de l’auteur, on apprécie comme lui les rencontres espérées ou inattendues. Et nous partageons son soulagement quand il obtient la réponse à la question qui le préoccupe tant. Nous découvrons l’histoire de sa famille d’origine sicilienne, et les efforts immenses consentis par ses aïeux pour faire leur place dans cette société en construction qu’était l’Algérie des années 1860. Cette histoire très personnelle pourrait presque dérouter ceux qui s’attendent à un ouvrage plus axé sur l’histoire générale des pieds noirs, de Constantine ou d’ailleurs. Ce n’est pas le propos de l’auteur. On trouve certes quelques rappels historiques mais ils sont rapides, ils ne s’engagent pas et ne pèsent pas sur le récit qui reste la recherche personnelle d’un homme sur ses racines. Avouons-le, beaucoup de chaleur humaine se dégage de l’album, le regard de l’auteur sur la Constantine d’aujourd’hui est fait de curiosité et de douce tolérance, avec une touche de candeur peut-être. Cela fait mouche et il est fort agréable de partager les émotions de Joël Alessandra, même celles qu’il éprouve devant un bon couscous dont on ne saura pas s’il était épicé ou pas ! Le scénario se déroule comme un carnet de voyage, ponctué des pensées personnelles de l’auteur et de ses interrogations sur son passé familial. Des morceaux d’Histoire et de contes orientaux surgissent par moments, ainsi que quelques évocations musicales : le temps des yéyés dans une boîte de nuit improvisée dans une cave, le malouf, Enrico Macias… La nostalgie est là, mais jamais envahissante ni pleurnicharde. Que dire du dessin si particulier de Joël Alessandra ? L’imprécision toute relative de son trait peut déranger, mais conjugué à son traitement si spécial des couleurs, le résultat est là, l’ambiance de l’histoire est créée, le récit passe, sacrément bien, et les émotions ressortent. Quelques grandes, voire très grandes, cases nous font découvrir les paysages grandioses du constantinois, éclaboussés de ciel bleu et de soleil. Pour revenir sur les couleurs, rappelons encore que Joël Alessandra est un aquarelliste. C’est un art difficile dans lequel il excelle, il nous l’a maintes fois prouvé avec ses carnets de voyage africains et avec ce magnifique album qu’est « Errance en Mer Rouge ». Histoire de trouver quelques défauts, signalons que le choix des tons peut parfois dérouter. Vous connaissez tout à présent de mes impressions sur ce nouvel ouvrage atypique de Joël Alessandra, évocation talentueuse de ce voyage initiatique vers la terre des ancêtres dont beaucoup de petit-fils d’Algérie rêvent, même sans vouloir se l’avouer. Les lecteurs de BD trouveront dans ces pages une belle histoire « à la Alessandra » mêlant adroitement un récit de voyage, de découverte d’un ailleurs si différent mais si proche, et une illustration tellement particulière et si adaptée au propos. Ce que je peux affirmer en terminant cette chronique, Monsieur Alessandra, c’est que votre « quête » m’a touché, vraiment. Sa traduction graphique est réussie et a tout pour séduire, les pieds noirs et les pieds… blancs, gris, verts… |
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Tous les ans, le suspense est insoutenable : le Fauve d'Or d'Angoulême est-il bon ?
Les avis divergent sur ce prix hautement controversé dont certains pensent qu'il récompense des albums de haute volée intellectuelle qui méritent une mise en lumière, alors que beaucoup pensent qu'il est déconnecté du marché et de la réalité de ce que les gens lisent. On ne les mettra pas d'accord tout de suite. En 2015, c'est Riad Sattouf qui reçoit la distinction suprême, pour la deuxième fois. Son album "L'Arabe du Futur", premier d'une série de 3 sur son enfance en Libye et en Syrie, jouit d'une très bonne presse et a été plusieurs fois primé. Ne reculant devant aucun sacrifice, votre serviteur a acheté et a lu (quelle abnégation !) ledit ouvrage. Première remarque positive : Riad Sattouf renoue avec son style roman-graphique de "Retour au collège" (Hachette Littératures, 2005) et s'éloigne fort opportunément de son "Pascal Brutal" dont on cherche l'intérêt, ou de pépites aux titres évocateurs comme le "Manuel du puceau" (rééd. L'Association, 2009). Il revient donc, pour ainsi dire, aux choses sérieuses et nous présente un beau livre épais au format 17x24, respectant les codes des "romans graphiques", quelque part entre littérature et BD. La couverture, gentiment provocatrice, annonce la couleur : un titre iconoclaste et intrigant, sous lequel la petite famille Sattouf évolue sous le regard sombre et l'attitude militaire d'un Kadhafi fort bien caricaturé. Papa Abdel-Razak, syrien, musulman et universitaire de haut niveau, se fait embaucher facilement par l'université de Tripoli, et amène avec lui sa femme bretonne et son jeune fils, Riad, poupon aussi blond que sa mère. Puis ce sera en Syrie à Homs, sa ville natale, qu'il débarquera avec femme et enfants, pour une longue période où Riad, pas vraiment couleur locale, essayera de s'intégrer, notamment grâce à l'école. Riad nous raconte donc son enfance telle qu'il l'a vécue : ses souvenirs sont égrenés à travers son regard d'enfant, un regard forcément sélectif qui engendre une enfilade d'anecdotes plus ou moins intéressantes et significatives quant au contexte auquel il était, avec sa famille, confronté. La voix off adopte un style simple en rapport avec la jeunesse du héros (lui). Sans porter le moindre jugement, il expose ce qu'il a vu, le délabrement des villes libyennes et syriennes, les petites absurdités et cruautés quotidiennes d'un peuple soumis à la dictature (Kadhafi d'un côté, Hafez El-Hassad de l'autre), et surtout la bienveillance de son père envers ces dictateurs. Malgré le recul et l'esprit critique dont faisait preuve maman Clémentine, Abdel-Razak marchait à fond dans la culture de l'arabe viril, hargneux et tenace que représentaient les despotes militaires islamistes, et tournait en dérision les reproches que pouvait leur faire sa femme. En fin de compte, c'est, plus qu'une autobiographie, un portrait brut et peu flatteur de son père que Sattouf nous donne à découvrir, sans y apporter la moindre critique explicite. Coincé entre respect infini pour son père et critique de ses positions politiques, Sattouf se contente d'une neutralité qui n'en est pas vraiment une. Visuellement, le dessin de Sattouf est mis en valeur par des choix de couleurs monochromes qui changent à chaque nouveau pays. Loin d'être désagréable à lire, on est quand même, au bout de 160 pages, au bord de la fatigue à force de voix off omniprésente, de grosses ficelles narratives (comme les flèches vers des éléments du décor, pour gagner du temps) et l'enchaînement d'anecdotes pas forcément bien liées entre elles. Pédagogiquement, on n'apprend pas grand chose, le seul but semblant être l'exposé attendrissant du quotidien sous dictature militaire à travers les yeux innocents d'un enfant. Dernier handicap pour ce livre : quand on met dans la même phrase "Autobigraphie", "Enfance", "Dictature" et "Islamisme", on pense tout de suite à... "Persépolis" de Marjane Satrapi, bien évidemment, et là notre arabe futuriste a vraiment du mal à tenir la distance. Là où Satrapi nous donnait une vision de la situation iranienne sous le Shah à une plus grande échelle, Sattouf ne fait qu'effleurer le problème en évitant, peut-être volontairement, toute mise en perspective de ses souvenirs d'enfance. C'est peut-être à nous de le faire. |
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Octobre 2015
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